A l'occasion de son numéro "spécial crise", le magazine "Mag Philo" réalise un entretien avec Vincent Peillon, Docteur en philosophie et personnalité politique. L'occasion pour ce dernier de revenir sur les fondements de son engagement politique, intimement lié à sa réflexion philosophique.
Mag philo
Bonjour Vincent Peillon, vous êtes agrégé de philosophie, vous avez
enseigné et écrit plusieurs ouvrages philosophiques importants.
Toutefois, le grand public vous connaît certainement davantage en tant
qu’acteur majeur de la vie politique française et européenne et comme
figure centrale de l’opposition socialiste. Comment considérez-vous
qu’il faille articuler pensée et questionnement philosophique avec
engagement et action politique ?
V. Peillon
De nombreuses personnes pensent qu’il y a d’un côté des gens qui se
posent des questions philosophiques et d’un autre côté des gens qui
sont dans l’engagement et pratiquent l’action politique. Donc qu’il y
aurait un divorce entre la philosophie et la politique. Peut-être
d’ailleurs est-ce ainsi ? Mais alors la politique sans philosophie doit
être une bien pauvre politique, politique des moyens sans réflexion sur
les fins, et la philosophie loin de la politique une bien pauvre
philosophie, bien peu philosophique. Mais peut-être en sommes-nous là,
et j’ai quelques raisons précises de le craindre. En tout cas ce
divorce me semble à la fois faux philosophiquement et faux
politiquement.
Pour moi, la philosophie n’est pas accidentellement politique. Elle l’est intrinsèquement, essentiellement. Elle est née dans la Grèce antique comme un instrument d’organisation de la vie démocratique. Jean-Pierre Vernant nous a appris que la raison grecque est fille de la cité. Pierre Aubenque a montré, dans sa grande thèse sur Aristote, que la métaphysique est née d’une réflexion sur le langage elle-même commandée par une exigence politique. La rationalité occidentale, pour autant qu’elle est grecque, est une rationalité où philosophie et politique sont liées. Donc la philosophie, qu’elle soit d’ailleurs socratique, platonicienne (je fais une distinction) ou aristotélicienne, est profondément marquée par la politique, au sens noble du terme, de la vie dans la cité, le bien commun, la justice, etc. Je vous épargne un long cheminement, mais cela s’est en plus prolongé de façon exceptionnelle dans la République française… À la fois la Révolution française est une révolution des philosophes – c’est-à-dire qu’elle soutient et porte dans le champ de l’histoire des réflexions qui venaient des philosophes – et à la fois notre Troisième République, quand elle s’inscrit dans la durée, est l’affaire des professeurs de philosophie. Quelqu’un comme Jules Simon par exemple – ce philosophe qui a été président du Conseil – est emblématique de cette génération qui venait de la philosophie néo-cousinienne mais qui va s’engager politiquement, d’abord dans l’opposition au Second Empire, puis dans l’établissement de la République. Songeons par exemple à Barni, le traducteur de Kant, ainsi qu’à Étienne Vacherot ou Paul Janet. Jules Simon écrit au début de son livre La Politique radicale que le mouvement républicain commence avec Descartes, se poursuit avec la Révolution française, aboutit à la Troisième République. Autrement dit, la politique républicaine est dans son fond cartésienne. Il y a un lien très étroit entre la Troisième République et les philosophes, Alain, Buisson, Jaurès lui-même d’ailleurs. Les travaux de Jean-Louis Fiabiani sont très intéressants de ce point de vue. C’est ce qui explique aussi la place tout à fait particulière de l’école au cœur de la République française. Même des philosophes comme Léon Brunschvicg ou Henri Bergson qui ont incarné aux yeux de la génération existentialiste des philosophes loin de tout engagement, des philosophes désengagés, étaient en réalité des philosophes engagés dans la cité.
Je me résume : je pense qu’on est infraphilosophique et infrapolitique quand on ne voit pas à quel point la philosophie est d’emblée politique et quel danger elle court, du point de vue philosophique, à ne pas l’être. Parce que c’est ainsi : nous sommes unis à un corps et mêlés aux autres. Inversement, la politique elle-même, si elle n’est pas simplement un art des moyens, c’est-à-dire une technocratie, est pleinement philosophique, parce qu’il lui appartient de délibérer des fins : qu’est-ce qu’une vie bonne, qu’est-ce que la justice ? Je vais un peu plus loin encore et jusqu’à dire à mes amis professeurs de philosophie : vous ne mesurez pas à quel point votre présence et votre enseignement en classe de terminale sont politiques. La classe de philosophie a été conçue comme ça par ceux qui ont fait d’elle ce qu’elle est dans l’établissement de la République.
Permettez-moi d’ajouter deux brèves remarques. Première remarque :
dans les périodes chaudes de l’histoire telles que l’affaire Dreyfus ou
la Résistance, ce ne sont pas d’abord les politiques qui sont à la tête
de l’action. Deuxième remarque : la singularité du philosophe, c’est
qu’il n’a pas de philosophie. Les autres ont une philosophie spontanée
dont ils se satisfont. Le philosophe, lui, remet en cause toutes ses
évidences et toutes ses certitudes, et ça, au cœur de la politique,
c’est essentiel.
Mag philo
De ce point de vue, même si, comme l’écrivait Jacques Rancière, règne une certaine « mésentente » entre philosophie et politique, certaines questions d’actualité de première urgence ne nécessitent-elles pas une réconciliation de ces deux approches ? Comment le philosophe et le politique peuvent-ils partager une responsabilité commune : anticiper le devenir humain pour en prévoir – si ce n’est en prévenir – les principaux écueils et les grandes crises ?
V. Peillon
Méfions-nous d’un retour aux espoirs naïfs du positivisme : savoir pour
prévoir afin de pourvoir ! Pour vous compléter, je pense que les
interrogations qui reviennent aujourd’hui font centralement appel aux
philosophes à nouveau dans la pensée politique. S’il y a une crise du
politique aujourd’hui, une crise de sens, les interrogations telles
qu’elles se formulent portent sur les finalités. Ce dont les gens
souffrent par rapport à la vie politique tient au fait qu’on a évacué
les débats sur la vie bonne, la question de la vie la meilleure et du
souverain-bien. Par exemple, la question écologique ou celle de la
consommation, la question de l’école et du savoir cherchent à sortir de
l’évidence hyperlibérale qui reste toujours la même, accroître le
bien-être matériel, maximiser le profit, faire ce qu’on veut, etc. Les
gens considèrent que tout cela doit être à nouveau interrogé. Ils
commencent alors à élaborer un questionnement, à rechercher les
conditions de possibilité pour fonder autre chose. Je pense donc que
nous sommes plutôt dans un moment où il y a une demande de
problématisation philosophique de la politique. Il ne s’agit aucunement
de savoir pour prévoir et prévenir : il s’agit d’exercer à nouveau une
liberté, de faire éclater une nécessité, une fatalité.
Mag philo
Actualité internationale oblige, nous voici donc amenés à interroger la
crise. Le plus visible en est la composante financière et économique et
ses retombées sociales. Avant d’en venir à d’autres aspects notamment
éthiques et philosophiques, comment la décririez-vous dans ses grandes
lignes ?
V. Peillon
Si on prend les générations de personnes nées vers 1970, elles ont
toujours entendu dire et répéter qu’elles étaient nées dans la crise.
Il y a donc une crise, d’accord, mais elle est déjà dans la crise :
c’est une petite crise dans la grande crise, c’est une crise de plus ?
Depuis la crise pétrolière, on nous explique que les Trente Glorieuses,
c’est fini, c’est les « trente piteuses »… Donc attention ne pas faire
comme si tout allait bien et que tout d’un coup surgissait la crise.
Tout allait si peu bien déjà qu’on a connu le chômage de masse, la
grande pauvreté – on a bien fait le RMI pour ça –, les déséquilibres
Nord-Sud, les tours de Manhattan… Donc, d’abord, petite inquiétude
intellectuelle par cet usage d’un temps mythique avant la crise :
est-ce qu’on s’exonérait d’un système qui ne marchait pas depuis
tellement d’années ?
Deuxième interrogation : cette crise est la crise de qui et la crise de
quoi ? Elle devient un objet de communication phénoménal non pas parce
qu’il y a une augmentation du taux de chômage, cette augmentation est
en cours, mais on nous explique qu’on sort déjà de la crise. Les
travailleurs qui reçoivent leurs lettres de licenciement ne sont pas la
crise : au mieux, on dit qu’ils sont des « conséquences » de la crise !
Non, s’il y a eu crise, c’est parce que les banquiers ont eu un
problème. C’est donc la crise de qui et de quoi ? De gens qui
gouvernent le monde tel qu’il est – des intérêts d’argent colossaux et
qui sont dominants, dans un excès considérable –, qui tout à coup se
mettent en danger et donc font appel par des moyens de communication et
des pressions sur les gouvernements qui ne peuvent pas faire autrement,
sinon c’est l’effondrement du système, qui font donc appel à l’argent
public. Il faut donc que l’argent de tous, y compris des pauvres,
vienne très vite à leur secours, renflouer l’argent perdu des riches,
réparer les dégâts occasionnés par leurs transactions financières. On a
organisé les secours pour les riches, la solidarité pour les riches, et
on a vu qu’elle fonctionne bien mieux que pour les pauvres, qu’il
s’agisse de nos pauvres ou des pays de plus en plus pauvres et du
milliard d’êtres humains qui meurent de faim.
Crise de qui, crise de quoi ? La crise de ce point de vue n’est pas
tant une crise du système (je trouve qu’au contraire, le système s’en
sort plutôt bien puisqu’il arrive à faire cotiser le public pour le
privé et, en un an, à refaire des bénéfices et redistribuer des bonus
!) mais bien davantage une crise manifeste de la pensée critique, de
l’opposition, du modèle alternatif, de la résistance. On voit la
faiblesse des pauvres gens obligés de payer pour les âneries des
banquiers qui leur refusent aujourd’hui d’ailleurs de leur re-prêter.
Pourquoi la crise risque de se prolonger en France, parce que le crédit
est en panne, les banquiers à qui on a beaucoup prêté, pour pas cher
d’ailleurs, ont déjà remboursé leurs prêts tellement ils gagnent
d’argent, mais refusent de prêter aux petits entrepreneurs ou aux
familles. La crise n’est pas celle de ceux qu’on croit, mais de ceux
qui devraient être en lutte contre ceux qui dans le fond, dans la
crise, s’en tirent très bien. Ceux qui nous disent qu’ils sont en crise
s’en tirent très bien et par contre ceux qui ont été obligés de les
renflouer découvrent qu’eux sont vraiment en crise. Avoir ou se faire
avoir : ils se sont fait avoir. C’est plus grave que ça : il faudrait
dire quelque chose comme : ils se sont fait être !
Mag philo
Un certain nombre de tenants et d’aboutissants de la crise semblent
donc bien avoir lieu ailleurs qu’à l’endroit du financier et de
l’économique ?
V. Peillon
Exactement ! Il y a un arrière-monde dans cette crise. Ceux qui vont
sortir leur épingle du jeu, c’est ceux dont on nous a dit qu’ils
étaient en crise : pauvres petits banquiers et traders
riches ! La vraie crise, elle, est sans son ni image : elle n’a pas les
moyens de se représenter, les moyens du spectacle. Qui a droit à
l’image, qui a droit au son, qui a droit à la parole ? Cette crise a
bien montré que seule la richesse parle : elle a le monopole du
discours. La misère est silencieuse : trop laide à voir, trop honteuse
pour se montrer. Les premiers qui vont trinquer dans cette crise sont
moins les économies riches que les économies pauvres, et à l’intérieur
des économies riches, évidemment les plus pauvres. Je ne dis pas que
les plus riches n’ont pas perdu d’argent. Ils en ont perdu, mais
proportionnellement, cela reste tout à fait acceptable du point de vue
de la justice. Par contre, on va avoir à l’évidence une augmentation de
la précarité, de la misère, et on va faire payer les pauvres : regardez
la négociation de Copenhague, suivez les budgets de l’aide au
développement. Et quand les riches vont saper dans leur propre budget
pour financer leur crise, ils vont saper d’abord dans les budgets
sociaux, dans les budgets de développement et, de tous les côtés, on
aura un effet de la crise qui sera un accroissement des inégalités et
une protection des égoïsmes des plus favorisés. Qu’est-ce qui est en
crise si ce n’est la justice, la morale, l’humanité ?
Mag philo
Peut-on notamment considérer que les causes premières de cette crise
– dans une approche somme toute superstructurelle – relèvent davantage
d’une certaine « immoralité ordurière », autrement dit d’une crise des
valeurs éthiques dont les pratiques économiques ne seraient qu’une des
retombées pragmatiques les plus spectaculaires ?
V. Peillon
Si l’on va au bout du raisonnement que je suis en train de tenir, c’est
exactement vers cela qu’on va. La crise, avant d’être économique, est
une crise éthique et une crise des valeurs. Ce que nous avons vécu dans
cette crise est la confirmation de cela, ce grand désarroi, ce grand
abandon, cette démission. Le grand conflit est toujours à ce niveau-là,
il porte toujours sur des questions fondamentales qui ne sont pas
d’abord des questions économiques, mais qui renvoient les uns et les
autres à des grandes options : le prix d’une vie humaine, ce qui est
acceptable ou inacceptable en termes d’inégalités, le poids des
responsabilités… un rapport en somme entre la nature et la culture qui
n’est pas le même selon qu’on est de droite ou de gauche. Et donc, je
pense qu’effectivement cette crise est d’abord un défi pour nous de
savoir si l’on est capable de prendre appui sur elle pour mener une
bataille éthique et idéologique. La question qui s’adresse à Dieu après
Auschwitz s’adresse à chacun d’entre nous chaque fois qu’un être humain
meurt de faim : qui est responsable ? Dieu est loin, nous le sommes
aussi ; Dieu n’est pas tout-puissant, nous ne le sommes pas non plus ;
mais sommes-nous sans aucun pouvoir et sans aucune responsabilité ?
Pour bien mesurer ce qu’on nous a fait dans cette crise, démasquer
l’illusion et les éléments idéologiques au service d’un système
d’illusions mis en place par le capitalisme pour se sauver exige des
philosophes : pour rétablir un rapport critique au réel, qui fait
cruellement défaut, pour faire savoir qu’il y a un autre réel que celui
perçu à la télévision. Nous avons besoin d’une pensée critique pour
faire voir ce qu’on ne voit plus et dire ce qui n’a plus de langage.
Mag philo
De ce point de vue, la crise souvent envisagée sous l’angle négatif et
péjoratif ne peut-elle cependant recéler du positif et s’avérer féconde
? En d’autres termes, la crise constitue-t-elle seulement l’expression
de la décadence ou bien offre-t-elle une nouvelle chance
d’accomplissement ?
V. Peillon
On doit prendre appui sur cette crise pour se réarmer
intellectuellement et théoriquement et les philosophes doivent sortir
de leur bibliothèque pour courir les rues de la Cité et apostropher les
Importants. Il faudrait à notre époque un Socrate collectif ! Je ne
crois pas qu’il y ait de crises inutiles ; encore que ! Mais pourquoi
nous attarder à ce qui est convenu ? Occupons-nous plutôt de ce qui
sera, et qui peut encore être changé. La crise que nous vivons peut
être un élément déterminant de prise de conscience, mais il faut se
faire entendre et percer le mur du silence. Il y a une chose que les
philosophes peuvent comprendre : on nous a imposé une société de
l’intérêt particulier, mais aussi une société du temps court. Donc il
faut annoncer les réformes tout de suite et les mettre en œuvre
immédiatement : on parle des projets à un an, deux ans, trois ans et ça
semble déjà très loin. Un événement chasse l’autre. Pour retrouver du
sens, agir autrement, combattre à nouveau, comme il se doit, les
sophistes, il faut reconquérir le temps long. En réalité, les combats
qu’on doit mener pour organiser l’humanité de demain ne sont pas des
combats de quelques jours (régulations environnementale, démocratique,
économique, développement durable, etc.) mais vont prendre des années
et des années. Ils ne sont pas à horizon d’une vie humaine. Il faut
dire à ceux qui s’engagent dans ces combats de ne pas se décourager
demain matin et de ne pas apporter une pratique consumériste de courte
vue dans les combats de régulation, car ça ne marchera pas comme ça. Il
faut beaucoup de détermination et des décennies à mon avis pour mettre
dans le commerce mondial, dans la finance internationale, dans les
rapports Nord-Sud, d’autres équilibres. Déjà dans le cadre de
l’État-nation il a fallu des dizaines et des dizaines d’années pour
conquérir les droits politiques et sociaux. La reconquête du temps va
être la grande affaire politique du siècle qui s’ouvre.
Propos recueillis par Gilles Behnam
L'entretien est aussi disponible sur le site de Mag Philo, consultable ici.
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