La crise financière est le fruit de la victoire idéologique d'une certaine conception de la vie en commun. Si nous ne nous affrontons pas directement à cette conception, gageons que dès la crise passée, toutes les forces qui ont conduit au dérapage que nous connaissons se recomposeront pour continuer d'affirmer, équations et démonstrations à l'appui, que de l'avidité sans limites et de la consommation ostentatoire des uns vient le progrès de tous, que les règles constituent un obstacle à l'obtention de la plus grande production possible, que "la société" ne signifie rien et qu'on ne rencontre que des individus poursuivant leurs fins et visant à maximiser leur utilité, c'est-à-dire à consommer toujours plus.
En un mot que l'alpha et l'oméga de la vie en société, c'est d'augmenter sans relâche les actes d'appropriation individuelle sur un marché. Bien commun, autre définition de la richesse, de l'émancipation des personnes, de la propriété, voilà les questions de fond qui, prises à la racine, doivent être repensées par le camp progressiste à l'occasion de cette crise. C'est en rompant avec l'utilitarisme étroit de l'économie politique anglaise que les premiers républicains et les premiers socialistes avaient construit, dans le cadre de l'Etat nation, les règles démocratiques et sociales qui ont fait le patrimoine de nos sociétés. C'est ce même geste qu'il faut reproduire aujourd'hui, avec l'Europe, dans le cadre de l'économie mondialisée qui est la nôtre.
La constitution de la bulle financière, mais aussi le développement de l'économie réelle se sont nourris des concepts et des représentations forgés par l'économie classique et néoclassique. Ainsi en va-t-il du concept d'utilité, travaillé par toute la pensée économique du XIXe siècle, et dont Léon Walras disait en 1874 : "Qu'une substance soit recherchée par un médecin pour guérir un malade ou par un assassin pour empoisonner sa famille, c'est une question très importante à d'autres points de vue, mais tout à fait indifférente au nôtre. La substance est utile, pour nous, dans les deux cas, et peut-être plus dans le second que dans le premier."
Dès lors, si la richesse, c'est l'utilité, alors une production utile est donc simplement celle qui trouve son consommateur. Comme l'a montré Jean-Joseph Goux, "c'est l'émancipation d'avec toute la philosophie morale qui est en jeu". Désormais, toute consommation est utile, toute consommation a de la valeur. Les arguments fondés sur les besoins - nous devons absolument produire, et produire toujours plus, et aussi toujours plus consommer pour faire repartir la machine économique, parce que les besoins humains sont infinis - se nourrissent de cette équivoque entre les vrais besoins, la vraie utilité, qui améliore vraiment la condition de tous les hommes, et la futilité, le gaspillage. "Dans le système néoclassique, écrit Galbraith, la consommation est généralement quelque chose de parfait qu'il faut maximiser par tout moyen légitime et socialement inoffensif. C'est aussi un plaisir curieusement sans nuages."
En substituant le désir individuel subjectif au besoin - qui peut, lui, être objectif, collectif, et dont on peut donc discuter -, l'économie a en même temps rendu impossible la construction d'un bien commun. Et cela parce qu'elle a décidé souverainement que l'utilité ne pouvait être déterminée qu'à partir de la multiplicité infinie de désirs, tellement spécifiques, incomparables et particuliers qu'il sera impossible de les agréger, voire de les comparer. C'est ce que s'attache inlassablement à soutenir toute une partie de l'économie qui fait ses délices de l'incomparabilité des préférences individuelles. C'est ce qui explique aussi que notre PIB ne soit qu'une grosse comptabilité d'entreprise, qu'il ne fasse qu'agréger des augmentations de production, c'est-à-dire des appropriations individuelles de biens et services apportés sur le marché.
Or, nous vivons depuis la seconde moitié du XXe siècle les yeux rivés sur la croissance du PIB comme si celle-ci était capable de représenter nos avancées en matière de progrès ou de civilisation et comme si l'augmentation de la production et de la consommation était la seule façon de mettre le monde en valeur. Le moment actuel ne marque pas seulement un dérèglement ou un dysfonctionnement de la régulation. Car l'absence de régulation et la tolérance aux excès reposent sur des choix plus profonds qui habillent les choix politiques d'une évidence scientifique pourtant discutable.
C'est pourquoi il serait insuffisant de se contenter de mesures conjoncturelles, seraient-elles nécessaires, et naïf de croire que des mesures structurelles de régulation du même système seront suffisantes. Cette crise doit nous conduire à ouvrir la boîte noire de la logique du développement de nos sociétés et à réinterroger la pertinence des indicateurs avec lesquels nous mesurons nos progrès et définissons nos choix collectifs.
Poser la question du système, c'est poser la question des valeurs et des concepts par lesquels nous nous représentons notre vie collective. Nous devons, à nouveaux frais, nous poser, ensemble, la question de savoir ce que sont les ingrédients d'une société qui dure et d'un progrès de la civilisation en termes de justice et de liberté. Il nous faut mettre en place les indicateurs qui nous permettront de mesurer non seulement des augmentations générales de consommation mais aussi sa répartition, les évolutions du patrimoine naturel, les accès aux biens premiers et aux droits fondamentaux.
Le socialisme du XXIe siècle doit se construire une doctrine pour aborder les défis des crises, énergétique, alimentaire, climatique, financière qui déchirent la planète, obèrent l'avenir et piétinent des vies humaines par centaines de millions. L'idée d'un nouveau modèle de croissance où développement durable, justice sociale, progrès des libertés et de la démocratie marcheraient ensemble, qui romprait avec l'orthodoxie tyrannique des économistes, sera au coeur de cette doctrine. La crise que nous vivons doit aussi être l'occasion de relancer cet effort de pensée et de conduire cette bataille idéologique avec courage.
Si seulement on pouvait avancer dans l'accouchement d'une nouvelle organisation de la société !
Vincent Peillon qui a beaucoup réfléchi et expérimenté pourrait-il nous dire ce qu'apporteraient les livres de Michel Laloux " La démocratie évolutive "ou comment restituer la démocratie à la société civile ( Ed Y. Michel )?
ou de Philippe Derudder " Rendre la création monétaire à la société civile " ( Y. Michel ) ?
voir le blog www.yvesmichel.org
Rédigé par : ifranci | 08 novembre 2008 à 19:45
Vivement que tu sois Premier secretaire, Vincent, pour relever le niveau...
Rédigé par : Ch M | 22 octobre 2008 à 21:48
Bonjour,
Toujours aussi intéressant de lire ce Blog !
Contrairement à "Robert de la Manche", je trouve cet article dynamisant. Il aurait été possible d'aller plus loin, mais je pense comme "melchior griset-labûche" que la lecture de certaines Motions du congrès (la E effectivement, mais aussi la D si je puis me permettre), apportent des éléments significatifs dans le sens de cette réflexion.
J'espère que le processus du congrès va permettre dans les prochaines semaines de continuer à ouvrir le débat d'idées, et permettre à Reims un travail constructif entre plusieurs motions, pour élaborer à partir de tout cela un texte d'orientation riche et nous offrant les bases nécessaire pour la longue reconquête idéologique et culturelle qui nous attend.... !
Rédigé par : Filip | 22 octobre 2008 à 08:54
à Robert de la Manche
"Pour les effets médiatiques, en revanche, je vous serai gré de laisser cela à votre colistière."
Je suppose que vous voulez dire: co-signataire (de la motion E). Il y en a plusieurs; laquelle avez-vous donc en tête ?
Ne connaissez-vous pas les autres ?
Comme vous le remarquez, il s'agit d'une tribune en collaboration avec une autre philosophe, qui inspire un autre courant du PS (Utopia). C'est vrai qu'il faut s'accrocher pour comprendre, mais l'idée centrale est facile à dégager: il faut une nouvelle vision de la vie sociale, "mettre l'économie au service de l'humain" comme dirait la "colistière", ou plutôt comme elle a dit, et repenser le modèle de développement. Pour une explication plus terre-à-terre, vous pouvez vous reporter aux deux motions correspondantes, qui chacune dans son genre contiennent des propositions assez complètes.
à Chloé
Répondre à votre question en "une quinzaine de phrases courtes" est sans doute un peu difficile. Mais sur l'emploi, l'égalité hommes-femmes,l'école, l'économie mise au service des besoins des gens... il y a de sérieux débuts de réponse dans la "motion E" du prochain congrès. Et rien ne vous empêche de vous atteler vous-même à la rédaction de la quinzaine de phrases courtes. Quand les citoyen(ne)s feront à la fois les questions et les réponses, je crois qu'on aura avancé.
Rédigé par : melchior griset-labûche | 17 octobre 2008 à 18:21
Cher M. Peillon
J'ai lu avec une grande attention votre article dans le journal Le Monde. Je dois vous confier mon étonnement. Vous évoquez, en collaboration avec Dominique Méda :
"la nécessité de conduire cette bataille idéologique avec courage". Vous n'ignorez certainement pas que selon Jean Jaurès,"le courage c'est d'aller à l'idéal et de comprendre le réel".
Pourtant, votre compréhension du réel semble faire défaut, votre absence d'idéal plus encore. A aucun moment dans votre article je n'ai eu l'impression que vous apportiez un quelconque éclairage sur la situation économique actuelle, ni un vent d'espoir, théoriquement censé se lever à gauche. Qui ne serait pas d'accord avec la nécessité de définir un nouveau modèle de croissance ou de développement comme vous l'écrivez. Mais il faut affirmer de véritables convictions.
C'est d'un véritable renouveau de l'Etat-providence dont nous avons besoin. Pas de l'Etat qui nationalise les banques sans avoir le droit de vote dans leur conseil d'administration. Nous devons penser l'économie de demain, celle de la coopération et de la gratuité avec une reconnaissance sociale effective de tous les citoyens. Pour les effets médiatiques, en revanche, je vous serai gré de laisser cela à votre colistière.
Robert de la Manche
Rédigé par : Robert Fabre | 17 octobre 2008 à 16:53
Pour répondre à Chloé :
C'est vrai que cet article est assez "ardu" mais il est destiné aux lecteurs du Monde. Ceci dit lors de son discours près de Bordeaux, Ségolène Royal n'a pas dit autre chose mais de façon plus accessible.
Je trouve qu'il est bon que l'équipe de Ségolène Royal soit composée de personnes capables d'avoir une telle vision des problèmes et de personnes capable de trans former cette vison en actions concrètes pour le bien de tous.
J'apprécie beaucoup Vincent Peillon et je regrette qu'il ne lui a pas été possible de venir dans les Vosges la semaine dernière.
Rédigé par : J.M. Queste | 17 octobre 2008 à 10:28
Enfin un article dans lequel l'Esprit des Lumières guide la Pensée!Les mots Humanisme
Laïcité et Liberté inséparables de Socialisme...Désolé d'avoir 2h de retard pour partager le commentaire de Prince Emmanuèle.
Rédigé par : Tchoguy | 16 octobre 2008 à 20:28
Je ne voudrais pas vous faire de peine, mais je n'ai rien compris à votre article, certainement très savant mais trop intellectuel pour moi. La question que je me pose actuellement est beaucoup plus prosaïque : en quoi le parti socialiste français peut-il, concrètement, améliorer ma vie et celle de mes enfants ? Une quinzaine de phrases courtes me suffiraient. Mais bon...
Rédigé par : Chloé | 16 octobre 2008 à 18:42
Merci, cher Vincent Peillon, de relever ainsi le débat, car cette crise économique est avant tout une crise de la pensée.Chacun y va de sa petite recette économique, mais tout humanisme semble avoir disparu de la pensée contemporaine.On nous bassine sur toutes les ondes avec des explications sur les mécanismes financiers, comme si le monde était géré par un Big Brother Boursier, sourd aux plaintes et complaintes de l'humanité. Ce dernier mot a-t-il d'ailleurs encore un sens ? N'est-ce-pas là la véritable raison de cette volonté de casser l'école et da la réduire à l'acquisition des fondamentaux, mot à la mode si il en est.Alors que l'école c'est avant tout l'école de la pensée, l'école des citoyens, l'école de la liberté.Nous sommes en plein obscurantisme: il nous faut retrouver l'Esprit des Lumières, et je compte vraiment sur toi et toute l'équipe de la motion E pour transcender le Congrès de Reims autour de valeurs ... non -boursières !
Rédigé par : Prince Emmanuèle | 16 octobre 2008 à 18:32
Tres riche et interessante definition de ce que doit etre le socialisme du XXIeme siecle.
Rédigé par : Marcel | 16 octobre 2008 à 15:42