Le 5 janvier dernier, Philippe Corcuff publiait dans les colonnes du journal en ligne Mediapart deux articles consacrés à l'actualité de la philosophie politique de Maurice Merleau-Ponty, où il critiquait vertement les analyses de Vincent Peillon. Voici la réponse de ce dernier, parue aujourd'hui.
Cher Philippe Corcuff,
Je viens de prendre connaissance de votre contribution sur l'Actualité de la philosophie politique de Merleau-Ponty (
ici et
là) où vous vous étonnez du peu d'intérêt manifesté, lors des nombreux colloques qui se sont tenus pour le centenaire de la naissance de Merleau-Ponty qui vient de se dérouler courant 2008, pour les écrits politiques de Merleau-Ponty. Je partage ce point de vue et c'est pourquoi d'ailleurs j'ai accepté de participer à une rencontre, organisée par le Collège international de philosophie, qui s'est tenue le mercredi 14 janvier. Cette rencontre portait sur les réceptions de Merleau-Ponty et j'ai choisi de m'affronter à la question de ce déni qui me semble d'une part très symptomatique de notre époque mais, d'autre part, poser un problème majeur quant à l'interprétation d'ensemble de la philosophie de Merleau-Ponty puisque celle-ci récuse précisément et fermement toute séparation du politique et du philosophique, de l'événement et du sens, de la conscience et de la coexistence.
Néanmoins, dans votre contribution, vous employez à mon endroit et à celui de mes travaux un certain nombre de qualificatifs qui relèvent moins, me semble-t-il, du débat argumenté que de l'injure personnelle. C'est ainsi que j'aurais (avec Olivier Mongin) aseptisé Merleau-Ponty dans la gauche officielle (curieux concept !) ; qu'entre philosophie et politique, je serais rien moins que schizophrène ; enfin, que ma lecture serait celle d'un boy-scout antimarxiste. Vous me permettrez, par égard pour Maurice Merleau-Ponty comme pour vous, de ne pas vous répondre sur le même ton de mépris et d'essayer de le faire sur le fond.
Tout d'abord, vous me faîtes l'honneur d'avoir lu sérieusement Merleau-Ponty, en particulier dans mon ouvrage intitulé La tradition de l'Esprit. Je vous en remercie. Il aurait pu être intéressant pour votre propos d'en rappeler la thèse principale, à savoir que le passage de la première philosophie à la dernière, de la Phénoménologie de la Perception au Visible et l'invisible, était justifiée par une difficulté interne aux textes politiques (pp.187-188). C'est pourquoi, considérant que c'est dans le chemin qui conduit de Humanisme et Terreur aux Aventures de la dialectique que s'est joué le nouveau départ, et donc le sens même de cette pensée, j'ai consacré aux textes politiques, à la dimension de l'historicité et de la coexistence, au tragique de l'histoire, une place essentielle dans cet ouvrage. Le second chapitre de la première partie intitulé « L'essence tragique de la liberté », le second de la deuxième partie intitulé « Phénoménologie et liberté », enfin le premier chapitre de la troisième partie intitulé « Politique et philosophie » sont entièrement consacrés à ces questions et en particulier au rapport avec Marx qui me semble décisif dans la recherche d'une ontologie nouvelle, la formulation de la pensée d'écart et de la pensée interrogative.
Cela mérite sans doute de s'attarder sur ce point, puisque vous m'assimilez à un boy-scout antimarxiste. Vous vous souvenez sans doute que Merleau-Ponty qui, comme moi, a la plus grande considération pour l'œuvre de Marx, avait été visé lui-même en 1956 par un petit livre militant que l'histoire ne retiendra pas intitulé Mésaventures de l'anti-marxisme, les malheurs de Maurice Merleau-Ponty . Merleau-Ponty explique bien dans la « Préface » à Signes, texte que d'ailleurs vous citez, que la question n'est pas d'être pour ou contre Marx : cela n'a pas plus de sens que de savoir si nous sommes ou non cartésiens. Mais ce Marx qui devient, selon Merleau-Ponty, un « classique » est du coup un philosophe et rien d'autre. Le marxisme, écrit Merleau-Ponty, est « un immense champ d'histoire et de pensée sédimentées, où l'on va s'exercer et apprendre à penser. La mutation est grave pour lui qui voulait être l'opération de l'histoire mise en mots ». Or ce qui s'est rompu, et qui fait que l'on ne peut plus être marxiste au sens de Marx, c'est l'idée d'une identité possible de l'action et de la pensée. Cette identité opérait chez Marx à travers la figure du prolétariat pensé comme classe universelle. C'est pourquoi, selon le texte que vous citez, la valeur heuristique que Merleau-Ponty conserve au marxisme le conduit à préciser qu'il n'est pas vrai « dans le sens où il se croyait vrai » et à proposer un ensemble d'interrogations sur l'ontologie marxiste dont l'une va, ce n'est tout de même pas rien, jusqu'à s'interroger pour savoir s'il n'y aurait pas un lien entre la formule philosophique de la révolution proposée par Marx et des pratiques d'autorité illimitées qu'elle viendrait justifier.
Ce qui nous conduit à deux questions qui vous préoccupent justement : celle de la lutte des classes et celle de la critique du capitalisme. Pour ce qui concerne la lutte des classes, à l'époque de Humanisme et Terreur, Merleau-Ponty distingue déjà entre la théorie et la pratique. Il fait alors le diagnostic de ce qu'il nomme un « déraillement de l'histoire » qui prend la double forme de la réintroduction, en URSS, des inégalités de classe et du repli sur un certain nationalisme qui ne correspondent ni l'une ni l'autre aux prédictions de la théorie. Mais à cette époque, Merleau-Ponty considère encore que l'échec du communisme soviétique peut prouver à sa façon le bien fondé du matérialisme historique, puisqu'on peut soutenir que c'est précisément parce qu'il n'en réalise pas les conditions énoncées par la théorie qu'il échoue. Il maintient ainsi l'idée que, dans un autre contexte, la pratique pourra vérifier la théorie. Cette position est celle de « l'attentisme marxiste ». C'est cela qui bouge avec les Aventures de la dialectique et dans les derniers textes. Le divorce de la théorie marxiste et de la pratique communiste est imputé désormais à la théorie marxiste elle-même. Or cela à des conséquences décisives aussi bien pour la critique du capitalisme que pour la théorie du prolétariat et de la lutte des classes.
Pour la théorie du capitalisme : « Mais il y a une critique marxiste du capitalisme, qui est toujours valable, et qui n'est pas un jugement moral. C'est à voir » (AD, p.264). Merleau-Ponty prend ses distances avec Sartre sur cette affaire. C'est pourquoi la politique qui doit permettre à la fois la critique du capitalisme et du communisme soviétique porte un nom chez Merleau-Ponty: « nouveau libéralisme ». Nouveau libéralisme et non pas nouveau marxisme ou anticapitalisme. Cela signifie simplement, et c'est la différence avec Sartre, que la critique du capitalisme doit opérer de l'intérieur de l'économie de marché et non à partir d'un ailleurs qui n'existe pas, d'une « éternité de bonheur imaginaire » qui ferait ressembler cette critique au pari pascalien.
Cette remise en cause de l'ontologie marxiste, d'une opération de destruction-réalisation de la philosophie, d'une coïncidence de la théorie et de la pratique, entraîne une remise en cause de la théorie du prolétariat. Humanisme et Terreur avait prévenu : « La théorie du prolétariat n'est pas dans le marxisme une annexe ou un appendice. C'est vraiment le centre de la doctrine, car c'est dans l'existence prolétarienne que les conceptions abstraites deviennent vie, que le vie se fait conscience ». C'est la théorie de « l'humanisme prolétarien » selon laquelle le prolétaire, c'est non un homme particulier, mais un homme universel, l'homme générique : « sous le nom de prolétariat, Marx décrit une situation telle que ceux qui y sont placés ont seuls l'expérience pleine de la liberté et de l'universalité qui, pour lui, définissent l'homme » (ibid., p.218). C'est cette théorie qui seule permet que la lutte des classes puisse déboucher, même par la dictature du prolétariat, sur la société sans classe, puisque le prolétariat est la classe universelle, que le « pouvoir du prolétariat est le pouvoir de l'humanité ». Abandonnant cette théorie, toute coïncidence sans reste du particulier et de l'universel ou de la nécessité et de la liberté, aussi bien toute fin de l'histoire, du même coup Merleau-Ponty qui considère que la violence est le milieu naturel de l'histoire ne croit plus que celle-ci pourra être dépassée, qu'un terme pourra être mis au conflit, et donc que l'histoire ou la politique seraient comme des problèmes qui attendent leur solution.
Maintenant, puisque la philosophie, chez Merleau-Ponty, doit tenir compte des faits,( c'est le nazisme qui conduit à quitter la philosophie libérale, c'est la guerre de Corée qui conduit à abandonner l'attentisme marxiste), j'en viens à l'article sur L'avenir du socialisme, qui date de 1959, et où Merleau-Ponty essaye d'expliquer l'adhésion de Mendés-France au socialisme et donc le sens, pour lui, du socialisme. C'est à ce propos, et au commentaire que j'en donne dans mon ouvrage sur Pierre Leroux et le socialisme républicain, que vous me traitez de schizophrène. C'est ici que se pose la question de la lutte des classes. Que dit Merleau-Ponty ? Que cette adhésion de Mendès France au socialisme se justifie par des faits : le premier est que le prolétariat n'est plus ce qu'il était (nous venons de le voir), le second que si la démocratie revit « ce sera comme démocratie du peuple entier », à laquelle le prolétariat se rattachera, (Parcours II, p.-243). Le peuple entier, auquel le prolétariat se rattachera, m'a en effet conduit à penser que la République parlementaire selon Merleau-Ponty est une République où les classes n'en restent pas, à défaut de disparaître, à la seule lutte.
Vous avez raison de rappeler que pour Merleau-Ponty il faut tenir ensemble « les deux bouts de la chaîne, le problème social et la liberté », AD, p.332. Il y a une lutte des classes : mais ni dictature du prolétariat ni société sans classes. Mais vous auriez dû vous aussi tenir les deux bouts de la chaîne et chercher à rendre raison d'autres affirmations présentes dans le même texte, par exemple : « l'on ne croit pas à la solution du problème social par le pouvoir de la classe prolétaire ou de ses représentants, que l'on n'attend de progrès que d'une action qui soit consciente et se confronte avec le jugement d'une opposition », ibid, p.330. C'est pourquoi je maintiens que tenir les deux bouts de la chaîne suppose un intérêt public, et que celui-ci ne peut être l'intérêt d'une seule classe. Il suppose bien, dans le régime parlementaire, la confrontation et la collaboration des classes, le respect de ses adversaires, le refus de ce que Merleau-Ponty nomme un monde à une seule entrée.
Le « nouveau libéralisme » s'assume comme tel. La liquidation de la dialectique révolutionnaire conduit à une attitude politique qui « s'appelle un réformisme », Signes, p.384. Dans ce texte daté de novembre 1956, Merleau-Ponty considère que l'alternative entre révolution et réformisme est dépassée et qu'il s'agit, « pour le capitalisme, de soumettre à une direction d'intérêt public les mécanismes de l'économie de marché », ibid, p.385.
Dés lors, Merleau-Ponty vise à définir le « socialisme du XXe siècle ». Que dit-il ? A la fois peu de choses et beaucoup : « l'essentiel c'est que l'ensemble du fonctionnement économique et politique soit mis au service de l'intérêt public ». Ce n'est donc ni la dictature du prolétariat ni, comme avec la SFIO, un langage marxiste couvrant des politiques opportunistes, ce ne sera pas non plus « une forme édulcorée du marxisme », qui pourront être le socialisme de l'avenir. Et Merleau-Ponty d'aller plus loin : ce qu'il faut rechercher, c'est la « régulation du marché » par la mise en place de « mécanismes artificiels » ; et c'est aussi assurer la « direction démocratique » de ces mécanismes. Cela fait me semble-t-il un programme politique toujours d'actualité. Et il est clair sur les fondements de ce réformisme :« Quant aux fondements philosophiques, ce socialisme, me semble-t-il est distinct de la philosophie prolétarienne de l'histoire » (Parcours II, p.244). Car quoi que vous disiez, Merleau-Ponty pense que si le socialisme a pu dégénérer à ce point c'est « parce que la politique communiste rendait impossible sa tâche réformiste », signes, p.385.
Pour conclure, je ne crois pas, cher Philippe Corcuff, que je présente ici un Merleau-Ponty aseptisé. Il vous sera difficile, malgré vos approximations et vos injures, de faire de Merleau-Ponty le théoricien d'un parti anticapitaliste qui n'a pas liquidé ce qu'il nommait lui-même la dialectique révolutionnaire. Merleau-Ponty chemine avec Mendès France. C'est ainsi, c'est un fait, ce n'est pas honteux, et cela ne mérite ni injure ni simplification. Je considère au contraire qu'une critique du capitalisme qui doit se maintenir sans le secours de l'humanisme prolétarien, de la société sans classes, sans fusion de la théorie et de la pratique, est une discipline exigeante. J'ajoute que la critique, y compris du jeune Marx, qui conduit Merleau-Ponty à repenser la notion de symbolique et celle d'institution comme milieu de l'histoire, comme le point de vue auquel il est conduit de considérer qu'il n'y a pas de solution au problème social, est aussi une idée exigeante. Je pense enfin que pour une gauche non communiste, réformiste, donner un contenu précis à ces mécanismes de régulation de l'économie de marché et les mettre sous contrôle démocratique, définir ce faisant ce que pourrait être un intérêt public, est une tâche d'avenir. Sachez en tout état de cause que je ne vous tiens pas rigueur des mots désobligeants qui ont été les vôtres et que ne prétendant pas détenir une quelconque vérité à moi tout seul j'aurai plaisir, si l'occasion s'en trouve et si vous le souhaitez, à poursuivre avec vous ce dialogue philosophique et politique.
Vincent PEILLON